Sceau GODF
Mariane
Livre blanc

Réflexion sur la réaffirmation et la confortation des principes fondateurs de notre République à l’épreuve d’une crise

Respectable Loge, L’Université Maçonnique, Orient de Paris, Région 14 Paris 4 et Loges d'Europe de l'Est

Mots Clefs : ÉquilibreIncertitudeLibertéPrincipes fondateursVigilance

Crise en grec ancien se dit Krisis (eos), et désigne, selon le dictionnaire Bailly

1 l’action ou la faculté de distinguer, choisir.

2 l’action de séparer, c’est-à-dire, le dissentiment, la contestation.  Au sens moderne aussi, une crise est la « manifestation brusque et intense de certains phénomènes marquant une rupture. 

3 également le jugement quand il s’agit de prendre une décision (lorsqu’il y a doute)

4 enfin, au sens moderne « la phase décisive d’une maladie », la crise.  Mais étonnamment, krisis désigne aussi l’issue, le dénouement, le résultat d’une guerre.

Ces glissements sémantiques vont tracer le chemin de notre réflexion.

Le 16 mars 2020 la France s’est trouvée, par un décret d’une brutalité inouïe, privée de deux libertés fondamentales, la liberté de se déplacer et la liberté de se réunir. Des mots oubliés depuis des dizaines d’années, autorisation dérogatoire de déplacement, couvre-feu, ressurgissent et rappellent des périodes tourmentées.

L’état d’urgence, couplé à une situation sanitaire pleine d’incertitudes, nous oblige à mesurer jusqu’à quel point nous prenons au sérieux nos principes fondateurs.  

L’action de distinguer, de choisir

La crise nous inciterait à distinguer entre le passé (l’avant), le présent et l’avenir (l’après).Donc à choisir, à renoncer à nos habitudes, à en inventer d’autres. Mais si l’humanité se trouve confrontée, sans déni ni échappatoire possible, à l’évidence de sa finitude et de sa fragilité par cette pandémie, ce n’est pas nouveau. Malgré les immenses progrès dans la prise en charge médicale et les soins, la modernité répond à ce virus, qui n’est certainement pas le dernier dont nous aurons à souffrir, par les mêmes mesures d’isolement que par le passé. Nous n’avons pas su respecter notre environnement et sommes tous embarqués ensemble humains, animaux, végétaux dans le même désastre. 

Entre les différents principes de la déclaration des Droits de l’Homme nous avons dû choisir. Pour un temps la liberté individuelle s’est restreinte, là où elle pouvait nuire à autrui, au profit de la santé collective.

L’action de séparer le dissentiment, la contestation

Lors du confinement général, rares furent les contestations. La peur dominait, paralysante. C’était nouveau : lorsqu’un grave accident se produisait le premier réflexe de nos dirigeants était de rassurer la population, devant le nuage de Tchernobyl ou face à l’incendie de l’usine Lubrisol à Rouen. Cette fois, nous étions « en guerre » ; depuis, chaque soir, nous comptons le nombre des morts, des testés positifs, des lits d’hôpitaux occupés. Il n’y eut, au début, quasiment pas de voix pour relever que l’urgence de la crise sanitaire bouleversait de façon systémique le fonctionnement de l’État.

Tout un faisceau d’acteurs choisit d’entretenir la peur, jouant de la « communication de crise ».  Certes, la peur est un ressort très efficace. Mais cette tactique infantilisante, parfois mensongère, qui frappe à coup d’injonctions, est dangereuse, parce qu’elle porte le risque de repli sur soi, sur son groupe, et, par-là, fomente la discorde.

On craint « le contaminant », on l’isole, on le rejette parfois comme le furent les malades atteints du SIDA. On voit naître des oppositions notamment générationnelles. Ainsi cette question récurrente : faudrait-il enfermer les plus vieux au lieu de « punir » les plus jeunes ? Discriminer au titre de « la fragilité » contredit le principe d’égalité. Ne pas piétiner la dignité des personnes âgées est l’acte fondateur de toute civilisation.

Or, nous devrions plutôt avoir peur de la disparition de l’idée de solidarité, de fraternité. Nous devrions avoir peur de la désintégration du collectif, avoir peur de voir les plaisirs individuels, érigés en libertés individuelles, portés plus haut que la santé et l’unité collective. Peur de fabriquer une nation plus fracturée encore qu’elle ne l’était.

D’autres personnalités ou réseaux entretiennent le doute et la défiance. Les médias, en quête d’audimat et de recettes publicitaires mettent complaisamment en scène les désaccords entre médecins et scientifiques. Le doute est évidemment indispensable à l’avancée des sciences mais relayées et déformées par les réseaux sociaux, ces dites « querelles d’experts » peuvent aboutir à un désinvestissement : « on n’y comprend plus rien », « je fais ce que je veux ». La défiance citoyenne s’installe. Plus aucune parole n’est crédible.

L’action de juger et de décider

Pour juger de la pertinence et de l’équilibre de telle ou telle mesure dans une situation d’urgence, de crise, il faut chercher à savoir. Cela touche la question de la vérité – ou du travail rigoureux et sérieux nécessaire pour s’en approcher et la diffuser.

Et cette quête de vérité doit se faire malgré les inconnues. William Dab, directeur de la santé entre 2003-2005, a déclaré lors de son audition au Sénat.   « En France, on a du mal à avoir une pédagogie de l’incertitude (serait-ce à cause de Descartes, de Pasteur ? se demande-t-il). On a du mal à dire ‘ je ne sais pas mais voilà ce que je vais mettre en place pour savoir.’ »

Bref, comment apprendre à vivre l’incertitude et la confusion sans panique, sans affolement, sans sombrer dans l’ordre policier à tout prix ou en poussant à l’absurde le principe de précaution ? Comment faire pour que la liberté d’expression ne dégénère pas en cacophonie démocratique ?

Dans ces moments d’incertitude, il faut faire prendre conscience aux enfants comme aux adultes que les règles peuvent changer, qu’elles doivent s’adapter aux mutations du réel, aux nouvelles données, mais aussi expliquer pourquoi les règles sont néanmoins nécessaires et méritent d’être respectées, pour une vie sociale apaisée, y compris si elles fluctuent. C’est un long et difficile exercice de pédagogie et d’intelligence, il faut s’en donner le temps et les moyens, même dans l’urgence.

Le rôle de l’école, de la presse pluraliste, des divers intermédiaires (syndicats, associations etc.) est essentiel pour décrypter le flux contradictoire d’informations et de contre-vérités. Il faut expliquer que la fabrication et la lecture des statistiques et des modélisations sont complexes. Aux chiffres, on fait dire tout et son contraire.

Pour se garder des polémiques hâtives qui paralysent ou enveniment, en cultivant l’émotion au détriment de la précision raisonnée de la démarche scientifique, on pourrait imaginer la mise en place d’une forme de charte éthique sur l’utilisation des recherches scientifiques en situation de crise.

Au vu des divergences d’appréciation entre les multiples commissions, agences de santé, etc, un pilotage coordonné s’appuyant sur des expertises multiples et des données informatiques recueillies sérieusement éviterait la confusion et des avalanches de chiffres qui conduisent à des décisions qui peuvent être contestées.

Faire accéder l’individu à une parole rigoureuse, lui permettre de se frayer un chemin dans le brouillard des expertises est la condition de sa liberté.

Vigilance sur les décisions restreignant les libertés publiques

Depuis 2015, entre les attentats et la crise sanitaire, la France, pays des droits de l’homme, aura vécu plus de la moitié de ces cinq années, sous le régime d’un état d’urgence qui permet au gouvernement de suspendre certaines libertés publiques ou individuelles. Une des conséquences et non des moindres, serait qu’on s’y habitue, qu’on intériorise ces atteintes à la liberté. Qu’on perde le besoin de rester des hommes et des femmes libres. La pandémie a mis en valeur non seulement les inégalités sociales mais aussi la vulnérabilité de nos modèles démocratiques : croit-on vraiment aux principes fondateurs de la République ? Y sommes-nous assez attachés pour défendre, aujourd’hui pour après, nos libertés suspendues et ne pas s’enfoncer dans le despotisme doux décrit par Tocqueville ? Telle est une des questions qui se pose à nous.

Le rôle de juridictions et institutions comme celui du Défenseur des Droits, est primordial pour maintenir les droits et libertés indissociables de la dignité humaine, notamment pour les plus faibles, les enfants, les personnes en rétention administrative ou détenues, les personnes âgées.

Prenons-nous nos principes organisateurs au sérieux ?

Par exemple, en ce qui concerne la gouvernance, quelle légitimité et quelle efficacité à instaurer en urgence un Conseil scientifique, certes très compétent, alors qu’il existait un Haut Conseil de la Santé Publique encadré, lui, par des lois et le parlement ?  Dès lors les contestations sont  inévitables et certains demandent  la création de conseils scientifiques départementaux.

La crise a révélé le besoin d’une maturation entre jacobinisme et girondisme, selon des principes clairs, des moyens suffisants et des responsabilités assumées.

 A tous les échelons, les mesures d’urgence doivent être temporaires et assorties de contrôles intermédiaires ; leurs conséquences doivent être appréciées au regard de la santé, mais aussi de la vie économique, de l’égalité devant l’éducation, de la protection des plus vulnérables.

Pour évoquer rapidement la question du traçage qui questionne l’intrusion dans la vie privée et la restriction de liberté (isolement), nous savons qu’il n’est vraiment efficace qu’accompagné de mesures policières drastiques. Faut-il pour autant s’en priver ? Ne pourrons-nous pas plutôt nous contenter d’une moindre efficacité puisqu’elle serait compatible avec nos libertés ?

Nos institutions démocratiques et la vigilance citoyenne restent vivaces et permettent de maintenir des libertés essentielles, liberté d’expression, d’information, d’opinion.

Là encore l’attention portée à la justesse et à l’équilibre de la décision permettent à la démocratie d’avancer dans sa complexité.

L’issue

Une surprenante acception du krisis grec rejoint une définition moderne du mot. Crise : « trouble dans lequel se trouve la société ou un groupe social et laissant craindre ou espérer un changement profond »  

Devant la crise sociale dramatique annoncée, l’État, redevenu providence, a pris des mesures économiques immédiates et mis en œuvre des gardes fous à une échelle inédite (chômage partiel, aides diverses etc..) qui ont bouleversé – pour combien de temps ? – les crédos du libéralisme. La redécouverte que l’État peut aussi être protecteur a été et reste un élément essentiel pour l’acceptation de certaines privations de liberté : travailler, se déplacer, se réunir, etc.

Cette acceptation temporaire face à la restriction de nos libertés permet la résilience. Adaptation, innovation, créativité, on les a vues à l’œuvre. Dans les villes, quartiers, entreprises, des citoyens font vivre la fraternité et la solidarité. Certains secteurs, culturels en particulier, innovent et cherchent à réinventer leurs pratiques. Il faut espérer que, grâce à ces efforts, nous retrouverons des besoins humains fondamentaux : l’accès à l’art, à la culture, qui ne soit pas réduite au virtuel.

La pandémie nous a révélé à quel point nous étions liés les uns aux autres. Les nations sont liées les unes aux autres, le plan de relance de l’Union européenne, malgré les difficultés d’adoption en est la preuve. Soutenir les organisations internationales aujourd’hui affaiblies l’OMS, l’ONU, discuter de leurs moyens et de leur organisation, s’appuyer sur des ONG doit permettre de renforcer la coordination de nos actions à l’échelle planétaire et anticiper les crises futures, notamment les catastrophes climatiques.  Souvenons-nous qu’apocalypse est, dans la Bible hébraïque, la traduction du krisis grec.

Paradoxalement, lors d’une crise durable pleine d’inconnu, l’engagement républicain suppose une vision au long cours. Il faut donc faire émerger à tout niveau l’intelligence collective, la concertation, le respect.

Par exemple, pourquoi ne pas penser, avec l’aide de juriste bâtisseurs et imaginatifs, à une forme d’humanisme juridique permettant de répondre à l’imprévisibilité (terrorisme, crises sanitaires et écologiques) en construisant un droit préservant l’équilibre entre liberté et sécurité, un droit toujours soucieux de la dignité ?

Dans une culture qui privilégiait la vitesse et la précipitation bien avant l’urgence de la crise, apprendre à cheminer sans crainte et sans boussole est un processus modeste, lent et exigent auquel la maçonnerie s’exerce sans relâche. N’est-ce pas là un exercice critique ? Critique dérive de krisis.

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