Sceau GODF
Mariane
Livre blanc

Approche philosophique de la crise

Respectable Loge, Thélème, Orient de Paris, Région 14 Paris 4 et Loges d'Europe de l'Est

Mots Clefs : FinalitéLibertésRapport à la santé

La période que nous traversons actuellement est pratiquement à nulle autre pareil : sans doute pour la première fois dans l’histoire, tous les êtres humains craignent la même menace, en même temps, et partout dans le monde.

Michel Foucault a écrit que « les épidémies pulvérisent nos rêves de maîtrise absolue. » Seuls certains dirigeants semblent ne pas encore s’en apercevoir. Mais elles semblent faire plus que cela : elles remettent en cause l’équilibre de nos sociétés en sapant insidieusement, peut-être involontairement, les valeurs fondamentales sur lesquelles celles-ci reposent. Dans son allocution du 16 mars 2020, Emmanuel Macron a dit : « nous sommes en guerre ». Face à ce qui nous est présenté, encore aujourd’hui, comme une « menace vitale », il semble que nous soyons prêts à sacrifier, tout à fait volontairement, ce qui fait la valeur de la vie démocratique et l’intérêt de nos existences individuelles. Une précision importante au préalable : il ne s’agit pas du tout ici de discuter du bien-fondé ou de l’efficacité des mesures qui ont été prises. Il s’agit simplement, et c’est très important, de réaliser que l’approche utilisée pour faire face à la crise actuelle pose de nombreuses questions fondamentales et que ces questions ne sont que peu discutées, voire pas du tout. Un peu comme s’il n’existait qu’une façon de faire et que celle-ci relevait de l’évidence. Pourtant, avec un minimum de recul, comment ne pas être interloqué par l’état d’exception dans lequel nous vivons depuis plusieurs mois ? Nous nous y sommes collectivement soumis sans résistance et sanas vraiment nous interroger. En mars dernier, en quelques jours, en quelques heures même, notre société a cessé d’être ce qu’elle était dans sa diversité pour se métamorphoser en un unique système de quarantaine globale. Comment interpréter un tel phénomène ? Comment est-il possible que nous acceptions de telles restrictions à ce que nous appelons, par ailleurs, des droits fondamentaux ? Il y a ici une contradiction dans les termes et cette contradiction n’est pratiquement pas questionnée. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois : face à la menace terroriste, nous nous sommes déjà laissé imposer des mesures de sécurité qui auraient dû pouvoir être discutées et qui, pour la plupart, sont d’ailleurs toujours en vigueur.

Qu’est-ce que tout cela dit de nos sociétés ?
Qu’est-ce que tout cela dit de nous-mêmes, en tant qu’individus ?
Insistons : les actes qui ont été posés sont lourds de conséquences sur ce que nous sommes, au niveau individuel comme collectif. Et ces conséquences ne sont que très peu évoquées. C’est donc la raison d’être de ce travail.

Comment a évolué notre rapport à la santé

L’écart entre le risque individuel réel lié à la maladie Covid-19, qui semble demeurer relativement faible, et le risque collectif, c’est-à-dire l’enjeu de santé publique, qui est élevé, a fait naître une peur collective durable et assez peu rationalisée. La raison est peut-être à chercher dans le fait que nous vivons dans des sociétés « assurantielles », pour reprendre l’expression est du philosophie Francis Wolff. Cela signifie que, au sein de nos sociétés, les risques liés à des phénomènes collectifs (maladie, chômage etc.) sont traités par la mutualisation. Or, la singularité de cette épidémie, c’est qu’elle précisément qu’elle naître une inquiétude forte sur le degré de solidité de nos systèmes. Selon André Comte-Sponville, depuis des années, nous avons fait de la santé la valeur suprême, en remplacement du bonheur, de l’amour, de la justice ou de la liberté. Pour qualifier un tel phénomène, il parle de »pan-médicalisme », qui serait une idéologie conduisant à soumettre à la médecine la gestion de l’ensemble des comportements de nos vies. À cet égard, la définition de la santé que propose l’OMS est assez étonnante : « la santé est un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité. » Mais alors, quid des chômeurs ou des sans-abris dont on est à peu près sûrs qu’ils ne sont pas dans un état de complet « bien-être physique et mental » ? Leur état implique-t-il un traitement médical ? Cela expliquerait d’ailleurs l’usage très élevé que nous faisons des psychotropes dans nos pays… Autrefois, la santé était un moyen ; il fallait être en bonne santé pour atteindre un but ultime, par exemple le bonheur, la réussite matérielle, la performance sportive… Aujourd’hui, la santé semble constituer le but lui-même. Pourtant, faire de la santé l’alpha et l’omega de nos vies est une erreur car elle n’est pas une valeur, elle est un bien. En tant que tel, elle est désirable. Mais, comme pour tous les biens, l’ériger en valeur suprême est dangereux. Évidemment, l’équilibre à trouver est subtil puisque la liberté individuelle et les décisions collectives sont par définition imbriquées. On peut par exemple défendre la liberté individuelle du fumeur, ou du promeneur de rue en période de pandémie. Cependant, ces deux comportements représentent un risque non seulement pour l’individu qui les adopte, mais aussi pour les autres, voire pour le système dans son ensemble. La difficulté vient donc de la nécessité de respecter différents types de légitimités : il faut limiter la propagation de l’épidémie et assurer le maintien de la vie économique et garantir l’État de droit et défendre les libertés individuelles, etc. Quel que soit l’équilibre choisi, n’oublions pas que la santé ne suffit pas à définir ce qui est vital : le terme « vital » recouvre l’ensemble de nos expériences positives : une naissance, une rencontre, un épanouissement professionnel, une découverte artistique etc. Bref, tout ce que nous considérons comme faisant « partie de la vie » La crise sanitaire actuelle nous fait faire l’expérience du vital, en creux, par son absence : nous sommes tout d’abord rappelés à notre condition d’êtres vivants, donc d’êtres fragiles et mortels. Mais nous éprouvons aussi la notion du vital lorsque nous perdons d’autres aspects importants de nos vies : la possibilité d’entretenir des relations humaines, la possibilité de jouir de nos libertés etc. Ces deux plans sont essentiels, l’aspect sanitaire seul n’est pas suffisant pour définir ce qui est vital.

Quid des libertés et du cadre légal

Nous l’avons dit : les restrictions à nos libertés découlent directement de la primauté que nous conféré à la santé : tout sauf la maladie ! À tel point qu’il ne semble pas totalement aberrant de se demander si une telle pandémie ne pourrait pas favoriser, à terme, un système de contrôle et de surveillance des corps. Une société disciplinaire, ou auto-disciplinaire, pourrait voir le jour, dans laquelle l’état de santé de chaque individu serait épié en permanence, avec d’ailleurs l’acceptation des personnes. On commercialise déjà des objets connectés, des montres notamment, qui sont capables de surveiller la température, le rythme cardiaque, le taux d’oxygénation du sang, la « qualité » du sommeil etc. Et ça fonctionne : les gens les achètent et commencent à trouver normal de prêter une attention permanente à ce qui, auparavant, n’était pris en considération qu’en cas de problème avéré. Il est fort possible que nous nous sentions bien, parce que « en sécurité », au sein d’un tel régime. Dans un registre différent, c’est d’ailleurs ce qui se passe déjà avec la généralisation de la vidéo-surveillance qui est acceptée voire demandée par une large partie de la population.

En France, les restrictions aux libertés se fait évidemment dans le cadre de la loi, et précisément dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire. Il n’est pas inutile de rappeler que l’article 34 de la Constitution Française stipule que c’est la loi qui pose les règles concernant l’exercice des libertés publiques (1). Ainsi, l’état d’urgence issu de la loi de 1955 est prévu par une loi. Mais la France est entrée dans une nouvelle ère, celle de l’urgence sanitaire : celle-ci a fait l’objet d’une loi le 23 mars 2020. Les mesures prises portent une atteinte grave aux droits et libertés les plus fondamentaux : liberté d’aller et venir, liberté d’entreprendre, droit de mener une vie familiale normale, et bien d’autres encore. Encore une fois, nous ne discutons pas l’intérêt de ces meures. Mails il faut souligner que le nécessaire contrôle de ces mesures ne devrait faire aucun doute. Pourtant ce n’est pas le cas !

Tout d’abord, le contrôle du Parlement est largement écarté : la prorogation de l’état d’urgence sanitaire doit être autorisée au-delà d’un mois (contre 12 jours ur l’état d’urgence de 1955). Cela signifie que le Gouvernement peut adopter les mesures plus attentatoires aux libertés, sans aucun contrôle du Parlement pendant un mois. Il peut également procéder par ordonnances. Le contrôle exercé par le Conseil Constitutionnel est, lui aussi, largement restreint. L’avocate Justine Bourgeois l’explique : « La loi organique du 23 mars 2020 a suspendu l’intervention du Conseil constitutionnel durant l’état d’urgence sanitaire, en suspendant les délais dans lesquels le Conseil d’Etat et la Cour de cassation sont tenus de statuer sur la transmission au Conseil constitutionnel d’une QPC. Or c’est la QPC qui permet à tous justiciables de faire contrôler la conformité de dispositions législatives aux droits garas par la Constitution. Le Conseil constitutionnel est allé jusqu’à autoriser une violation manifeste de la Constitution. Le projet de loi organique du 23 mars 2020 a été soumis à la délibération du Sénat le lendemain de son dépôt, alors que l’article 46 de la Constitution prévoit un délai minimal de quinze jours entre le dépôt et l’examen par le Parlement  » Les restrictions que nous acceptons ne concernent pas que nos libertés individuelles. Elles ont aussi un impact sur le cantonnement des institutions et le respect de la loi. Elles n’ont eu que peu d’équivalence par le passé. Et, encore une fois, à force de n’être pratiquement pas discuté, ça en devient naturel. Pour un pays dont la devise est « Liberté – Égalité – Fraternité », c’est bien étrange et, en ces temps de populisme galopant, ce n’est pas sans risque.

Et d’autres questions…

On a peut-être tous cru ou voulu croire que l’après ne serait pas comme avant… Or nos dirigeants (et nous avec eux) ont les yeux rivés à des courbes continues de données (la courbe du nombre de cas, de morts, d’hospitalisation…) Suivre une courbe, c’est raisonner en termes de pics, d’inflexions, de trajectoires globales… mais pas de rupture Il n’est donc pas question d’une rupture entre un avant et un après. Il est plutôt question de tendance : la crise actuelle va accentuer des tendances déjà à l’œuvre, de manière latente ou plus visible. Parallèlement, l’épidémie, au lieu de nous rassembler, accentue et révèle ce qui nous différencie. Cela vient confirmer une tendance de fond, à l’œuvre depuis le début du XXIe siècle : les grands discours d’unité, qui mobilisent un « nous » très large, ont fait leur temps. Aujourd’hui, la grande passion n’est plus du côté de l’universel mais du côté du particulier. La quête idéalisée de l’universel valait pour les Lumières jusqu’au XXe siècle ; Au XXIe, le monde se fracture :  il est question de fractures économiques, sociales, identitaires. Et l’autre redevient à nouveau une menace. En tant que F∴M∴, ce point devrait nous interpeller particulièrement.

Pour finir (provisoirement), quelques mots sur le poids et le rôle des aspects émotionnels dans la crise.

Dans son livre « Et après ? », Hubert Védrine écrit : « Oui, les réactions mondiales à cette pandémie sont exagérées, oui elles sont disproportionnées, oui elles sont en partie hystériques, même si ce n’est pas rien d’avoir évité, grâce à elles, selon les épidémiologistes, quelques 70 000 morts en France (…) Il n’empêche que cette mondialisation des émotions, exacerbée par des milliards de communications instantanées, chambre d’échos sans fin, a transformé le monde en une gigantesque cocotte-minute. La peur est décarrelée du risque réel de mortalité. C’est un fait. Et on ne peut raisonner, comme, décider, gouverner comme si cela n’existait pas (…) L’équilibre et le bon sens sont devenus presque impraticables dans les controverses contemporaines. » Force est de constater que, en effet, les réactions de la population comme des gouvernants face à la pandémie ont été initialement le déni puis la sur-réaction, pour ne pas dire la panique. Dans les deux cas, on constate une absence de rationalité, c’est-à-dire une absence d’approche raisonnable, basée sur la méthode scientifique, qui, seule, permet de comprendre et de valider la pertinence des actions à mettre en oeuvre. Les fake-news pullulent, les gourous aussi et les biais cognitifs sont légions. Cela ne pousse pas à l’optimisme, notamment au regard des crises bien plus graves qui s’annoncent. Mais cela constitue également une raison supplémentaire de se mobiliser, en particulier lorsqu’on est francs-maçons.

  1. https://www.village-justice.com/articles/crise-sanitaire-crise-des-libertes,34414.html#:~:text=Face%20au%20coronavirus%20COVID%2D19,’%C3%A9tat%20d’urgence%20sanitaire.&text=Rappelons%20d%C3%A9j%C3%A0%20qu’en%20vertu,l’exercice%20des%20libert%C3%A9s%20publiques.

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