Sceau GODF
Mariane
Livre blanc

Généralisation du télétravail : Vers un réel changement de paradigme ? Et comment ?

Respectable Loge, La Reconnaissance, Orient de Le Havre, Région 9 Ouest

Mots Clefs : Culture d’entrepriseImplicationTélétravailVie privée

Contexte

Depuis les années 2000 et l’avènement des technologies numériques, le télétravail s’est développé avec la démocratisation des outils (Internet, téléphones et ordinateurs portables) pour répondre aux exigences de l’évolution du monde du travail. Si cette modalité de travail s’est peu à peu répandue depuis une vingtaine d’années, la crise sanitaire de 2020 a rapidement étendu le périmètre de son champ d’application, permettant aux organisations privées et publiques de faire face aux mesures de confinement généralisé. Cependant, même lorsque la crise sanitaire sera derrière nous, le travail à distance restera très certainement l’une des (r)évolutions qui perdurera dans les pratiques.

De nombreuses grandes entreprises telles que PSA, Safran ou Orange) ont d’ores et déjà institutionnalisé le télétravail régulier à partir de septembre 2020. Si en 2015, l’ANACT[1] estimait à 14,2% les salariés du privé et du public qui optaient pour ce mode de travail (au moins un jour par semaine en dehors du bureau), les prévisions pour l’automne 2020 monteraient a minima à 25 % pour l’ANDRH[2]. Il faut sans doute s’attendre à ce que la proportion des salariés en télétravail aille au-delà si la situation sanitaire ne s’améliore pas. Des entreprises comme Twitter, Facebook ou Microsoft ont récemment franchi une nouvelle étape dans cette évolution en annonçant la possibilité du télétravail à vie pour leurs salariés (sous certaines conditions non anecdotiques, comme celle par exemple de renoncer à l’espace de bureau qui leur avait été attribué). Marck Zuckerberg a indiqué que la moitié des salariés de Facebook pourrait être en télétravail d’ici 5 à 10 ans.[3]

Etat de l’art

La littérature concernant le télétravail souligne régulièrement la délicate articulation entre la vie privée et la vie professionnelle (Dockery et Bawa, 2018 ; Vayre, 2019). En nous voulant synthétique sur ce point, nous pouvons constater que la conciliation vie professionnelle-vie personnelle est réinterrogé avec la généralisation du télétravail. Aux traditionnels temps de trajet trop long, horaires peu souples, aléas de la vie (grève dans les transports, enfants malades, urgences domestiques, etc.), le télétravail permet d’y répondre avec des gains de temps en supprimant les transports, allègement des frais de garde d’enfants, meilleure disponibilité pour gérer les contraintes quotidiennes ou de fluidifier les horaires (parl’auto-organisation). Toutefois, s’il est mal organisé, le télétravail provoquera davantage de stress que le travail en entreprise, davantage de troubles musculo-squelettiques (conditions de travail non optimales, immobilisme prolongé chez soi et quasi ou peu de déplacement).

Par ailleurs, au-delà de la sphère privée, dans une perspective macro-économique, le télétravail peut être vu comme un outil de fracture sociale. Si plusieurs millions d’emplois peuvent aisément basculer en télétravail, tout un pan de l’activité économique est dans l’impossibilité de s’y convertir : commerce, transport, ouvriers, emplois agricoles, BTP, services à la personne, etc. Nous l’avons bien vu pendant le confinement du printemps 2020, certaines professions se sont retrouvées (sur)exposées à la dangerosité du virus. Cela induit un effet de clivage entre des professions de type cadre pouvant être dématérialisées et d’autres, plus manuelles, ne pouvant pas l’être. Nous allons donc retrouver un clivage ancien, risquant de fracturer davantage la société française.

Autre conséquence du basculement brutal au télétravail, il s’agit du séisme que connaîtra tout un écosystème économique gravitant autour de l’immobilier d’entreprise. Si les entreprises peuvent y voir un moyen de se libérer de quelques mètres carrés coûteux à acquérir et entretenir (surtout dans certains quartiers), l’abandon des immeubles de bureau risque de faire disparaître tout un ensemble de prestataires : entreprise de nettoyage des locaux, de restauration collective, prestataires de services travaillant dans l’ombre (maintenance informatique et photocopieurs, distribution de fournitures de bureau, etc.). Tout un secteur qui risque de souffrir très rapidement en cas de télétravail massif. De plus, la désertion des quartiers d’affaire modifiera très certainement leur configuration et verra à terme la disparition de brasseries, cafés, centres de sport, centres commerciaux qui se sont progressivement installés à proximité de cette densité de population diurne.

Par ailleurs, nous savons que le télétravail peut être un outil puissant de délocalisation. Nous avons pu le voir historiquement avec les centres d’appel qui ont pu être délocalisés dans des pays où la main d’œuvre est peu coûteuse. Plus récemment, les pratiques de crowdsourcing ont incité les entreprises à externaliser certaines activités intellectuelles en faisant appel à des compétences étrangères (Renault, 2014) : puisque le télétravail peut se faire n’importe où, à partir du moment où la connexion internet le permet, rien n’empêchera une entreprise d’externaliser et délocaliser tous les métiers qui peuvent basculer en télétravail. Y compris des métiers hautement qualifiés ; avec des risques économiques désastreux.

Actions

Au-delà de ces rapides constats, puisque le télétravail est sur le point de s’imposer sous couvert d’une situation exceptionnelle, tentons ici de construire les garde-fous des nouvelles pratiques qui seront très certainement mises en place par les entreprises.

Aujourd’hui, trois modalités juridiques permettent le développement du télétravail : cela peut se faire via un accord collectif négocié entre employeur et délégués syndicaux, la rédaction d’une charte qui est soumise pour avis au comité social et économique et la décision directe entre le salarié et l’employeur du télétravail. Quelle que soit la modalité, il faudra prévoir les métiers concernés par le télétravail, les plages horaires, les possibles retours en arrière en cas de dysfonctionnement. Autant de points qui mériteront des négociations et des discussions évolutives avec les salariés et les représentations syndicales car nous sommes pour le moment dans le domaine des soft laws (charte, accord). Tout un cadre juridique est à construire pour garantir davantage la protection du salarié.

Par ailleurs se pose la question du coût et de l’équipement et des conditions de travail hors bureau. En l’état actuel de la législation, il n’existe aucune obligation pour l’employeur de prendre en charge les coûts du télétravail. Toutefois, il existe un accord national interprofessionnel qui prévoit que l’employeur doit prendre en charge les frais supplémentaires liés au télétravail (matériel, chauffage, surconsommation électrique, etc.). Dans les faits, ce calcul est impossible et les entreprises prévoient une prise en charge forfaitaire pour le salarié. Néanmoins, des dérives sont envisageables en matière d’indemnités : en fonction de son lieu de résidence l’entreprise peut-elle diminuer cette indemnité ? La question s’est par exemple posée au sujet des tickets restaurants pour les télétravailleurs. Si jusqu’à présent les décisions de justice ont donné raison aux salariés en télétravail, de nombreuses incertitudes résident sur l’évolution des indemnités du télétravail, notamment en fonction de son lieu de résidence. Or jusqu’à présent, le principe de l’égalité s’applique. Jusqu’à quand ? Les organes de représentation des salariés peuvent y voir un puissant levier d’action pour y développer leurs influences.

Enfin, le risque d’atomisation des relations humaines et sociales doit être intégré. Quid de la culture d’entreprise si le travail en miettes est réparti à travers différents lieux géographiques ? La rencontre avec les collègues, les anecdotes, les relations informelles, les commérages font le sel de la relation de travail. Un salarié peut-il s’approprier son travail si ce dernier est déconnecté de son contexte géographique ? Eloigné de cet environnement informatif, le télétravailleur qui espère y gagner en bien-être déchantera sans doute très certainement.

La dilution de la culture d’entreprise risque également de proposer des problèmes en termes d’intégration de nouveaux salariés. Quid de la transmission des savoirs ? De l’apprentissage des jeunes diplômés ? Il faut donc que le télétravail, plutôt que s’atomiser, s’organise autour de principes collectifs : obligation de présence minimum en entreprise, espace de co-working permettant le lien social comme le lien professionnel. Il en va de la survie des identités professionnelles.

Bibliographie
Dockery A.M. & Bawa S. (2018), « Quand les frontières se brouillent : le télétravail et son incidence sur le fonctionnement familial, dans un exemple australien », Revue International du Travail, vol. 157 n°4, pp. 675-699.

Renault S. (2014), « Crowdsourcing : La nébuleuse des frontières de l’organisation et du travail » RIHME, n°11, pp. 23-40.

Vayre E. (2019), « Les incidences du télétravail sur le travailleur dans les domaines professionnel, familial et social », Le travail humain, vol. 82, n°1, pp.1-39.


[1] Agence National pour l’Amélioration des Conditions de Travail.

[2] Association Nationale des Directeurs de Ressources Humaines.

[3] https://www.capital.fr/entreprises-marches/emploi-microsoft-autorise-le-teletravail-a-vie-sous-condition-1382764 consulté le 9.10.2020

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