Sceau GODF
Mariane
Livre blanc

En préliminaire avant de traiter du sujet du RUI, il est nécessaire de prendre en considération le contexte dans lequel le thème s’est imposé au travers de rencontres avec des spécialistes et de réflexions de la commission. Le thème du RUI qui traverse les débats sociétaux aujourd’hui s’est bien imposé comme l’émanation d’un besoin social que d’aucun chacun qualifiera selon ses angles de vue, favorable ou opposé au RUI. L’actualité de la crise économique et sociale issue de la dépression liée à l’épidémie au plan mondial du Coronavirus a redonné vigueur au débat non plus sous la forme théorique ou abstraite mais sous celle de la contrainte concrète de subvenir par des politiques appropriées de revenus à des pans entiers de catégories de personnes dont les revenus primaires sont sous le seuil de pauvreté et qui n’ont pas ou plus droits à des revenus de solidarité.

La commission a rencontré de multiples experts, spécialistes et acteurs de la société civile, favorables ou opposés à l’idée d’un revenu universel inconditionnel. Le rapport de la commission en rendra le plus largement compte possible.

Le constat au niveau mondial d’un accroissement des distorsions entre les différentes catégories de revenu.

Avant la dépression économique actuelle, les opinions et plaidoyers de chacun se sont posés sur le plan de la nécessité d’apporter une réponse économique et sociale au constat quasi unanime du dysfonctionnement de la distribution des richesses produites sous forme de revenus, à travers différentes sortes de revenus : rente du capital, revenu primaire du travail, revenu d’allocation sociale, aides de solidarité, revenus d’appoint et de solidarité (RSA…).

Les écarts entre les individus les plus pauvres et les plus riches en France est dans un rapport de 1 à 8[1]. Les revenus des classes populaires tendent à décrocher par rapport aux plus riches selon les pays en fonction des dispositifs sociaux de redistribution. Le fait n’est pas nouveau, antérieur même au régime capitaliste mercantile puis industriel. Le monde a connu des situations encore pires de distorsions qui ont pu selon les méandres des histoires des pays être résorbées selon des modalités de régulation économique au niveau des États (ou ce qui en tenait lieu alors), ou bien à l’issue de crises majeures (des guerres, des épidémies, des dépressions économiques…) par un changement de modèle économique et social de répartition de la richesse produite. Toutefois, si la disparité des revenus n’est pas nouvelle, pour des facteurs de prise de conscience collective, politique, économique ou idéologique, l’acuité de la distorsion a rendu le thème d’un revenu universel inconditionnel incontournable pour beaucoup d’acteurs contemporains de la vie politique et social, du moins dans les économies développées de l’OCDE

Depuis les années 1990, l’émergence d’un « hypercapitalisme » financier, global [2] et l’abandon total ou partiel de pans des systèmes de protection sociale (États providence) mis en place en Europe à l’occasion de la reconstruction économique après la seconde guerre mondiale, ont précipité les effets d’une crise des revenus et une augmentation des inégalités de ressources primaires. La dérégulation ultralibérale théorisée par Milton Friedman[3] eut a eu pour point de mire l’abolition du rôle de l’État considéré comme le principal obstacle au marché. Nous avons observé dans notre vie quotidienne les effets du repli sciemment organisé de l’intervention de l’État sur toute la surface de la planète (globalisation financière oblige) dans les domaines de la santé, de l’éducation, des transports, de la sécurité publique et militaire même.

La dernière décennie a montré que les situations de pauvreté monétaires pécuniaire sont pérennes pour certaines catégories de populations et de travailleurs, c’est-à-dire que leur pauvreté est un des facteurs de l’accroissement d’enrichissement d’autres catégories de population faute de politique de redistribution et de l’inégalée concentration patrimoniale entre les mains d’entrepreneurs de l’économie numérique, exempts de fiscalités nationales. Ce déséquilibre monétaire et social est la raison objective des tensions sociales qui se font jour dans les pays de l’OCDE qui obligent les gouvernements, parfois dans la précipitation, à lâcher la bride des prélèvements et de à saupoudrer les classes les plus démunies aides financières.

La question du revenu renvoie à la notion du « travail », de la source de création de richesse et de sa distribution.

Dès le haut moyen-âge la notion de travail associée à celle du revenu est au cœur des controverses théologiques[4]. Le travail est contributeur à une collectivité villageoise, domaniale ou monastique des ressources alimentaires de survivance primaire qui garantissent bon an, mal an, un modèle social intégrateur, culturel et religieux. Mais très concrètement dès le XIIIe siècle le salaire monétarisé fait partie de l’économie féodale, et sera le vecteur efficient de la transformation du régime domanial du servage à celui du régime seigneurial. La pénurie de main d’œuvre non agricole après la peste noire (1350 à 1450) poussa les salaires à la hausse (doublement voire triplement) notamment parmi les corporations des maçons (opératifs ceux-là) en Angleterre et en France, jouant le rôle de syndicats professionnels face aux donneurs d’ordres civils ou religieux. L’augmentation de l’usage des maîtres et compagnons salariés sur les grands chantiers et dans les activités manuelles permit la formation d’un concept qui mit du temps à se définir, celui du salaire obtenu par un travail sous contrat rémunéré en monnaie, et à la notion d’une certaine individualisation de la rémunération selon les critères de compétences et d’expertises acquises.

C’est au XVI et XVIIe siècles que les catégories économiques du capitalisme marchand (mercantiliste) se définissent réellement à la faveur de la fin de la « famine monétaire » par l’importation des métaux précieux du Nouveau monde (Braudel [5]). Dès lors le capitalisme, par la circulation mondialisée de la monnaie sonnante et trébuchante en quantité pouvait établir au XVIIIe les règles d’organisation manufacturière de production. La rémunération du travail sous la forme d’un salaire devient la norme du rapport de dépendance du travailleur à une organisation du travail contraint. L’accumulation du capital mercantile et son investissement en machines de production ouvrait au XIXe siècle l’ère du capitalisme industriel jusqu’à son apothéose au milieu du XXe siècle. Le salaire obtenu par un travail devient la norme de la relation des individus à leur moyen primaire de subsistance. Au XIX et XXe siècles, les théories économiques s’emparent de la notion salaire comme lieu où s’agrègent les notions de marché et de propriété, établissant l’équilibre social et économique de la société capitaliste moderne. Le salaire est la variable d’ajustement entre l’offre (employeurs) et la demande de travail (salariés) selon les économistes libéraux. L’essence de la propriété privée est le travail humain, créateur de toute richesse. Le travail est de ce fait une valeur abstraite intangible sur laquelle se fondent les systèmes politiques et sociaux, et le principe de la propriété individuelle que l’effort laborieux sanctifie.  Dans la mesure où nous partageons dans notre grande majorité cette norme, il est compréhensible qu’un revenu primaire garanti qui ne soit pas justifié par un travail pose un problème éthique, insurmontable pour beaucoup. Et pourtant, selon Keynes, les politiques économiques du XXe siècle auraient pu, en raison de l’accumulation du capital et des leçons passées des crises surmontées (crise de 1929) en Europe du moins, dépasser la question du sempiternel «problème économique »[6] en 2030. Keynes en 1930 envisageait la possibilité en 2030 d’une rétribution sociale généralisée, une sorte de dividende social de l’auto-organisation de la coopération sociale en dehors du capital. Keynes s’appuyait sur son intuition, qui est largement confirmée aujourd’hui, que l’accumulation du capital créant artificiellement de la rareté monétaire a perdu sa justification ancienne de besoin d’accumulation pour favoriser l’essor de l’économie industrielle qui nécessite de à forts besoin d’investissements en matériels (machines, usines…). La seconde guerre mondiale a réduit à néant le vœu de Keynes de dépassement du « problème économique« .

Mais la reconstruction de l’Europe fit renaitre le capitalisme d’un dynamisme nouveau en liant l’économie et l’accumulation du capital financier à la nécessité de l’accompagnement social des États providence envers des populations à peine sorties des ruines d’un conflit meurtrier et destructeur. La peur des régimes communistes joua un rôle de stimulation des politiques économiques libérales, plus sociales et égalitaires qu’avant-guerre, de peur de l’expropriation des moyens de production et de la collectivisation de la propriété privée. Le capitalisme, une fois effondré le bloc soviétique en 1989, n’avait plus qu’à se laisser aller à son « penchant naturel » et se défaire des soucis sociaux et économiques de régulation pour mener sa révolution monétariste dont le point d’orgue fut peut-être la crise financière de 2008.

Des modifications radicales de la relation au travail et de la nature du travail à la fin du XXe siècle.

Selon Marx[7], critique des théoriciens libéraux (Smith, Say, Ricardo, Mill), le travail salarié correspond à la location de la force de travail de l’ouvrier forcé de vendre sa force de travail contre un salaire de subsistance. Le travailleur au lieu d’extérioriser sa vie d’une façon positive et autonome, s’aliène selon Marx dans le travail contraint comme simple moyen de satisfaire des besoins primaires de son existence physique et de reconstituer sa force de travail[8].

Les progrès techniques, les concentrations capitalistiques et industrielles d’après guerre ne modifièrent guère la nature du travail salarié et la relation au revenu jusqu’aux années 70. Deux facteurs quasi simultanés ouvrirent une ère nouvelle du travail. Les révoltes ouvrières en Europe et USA, le « refus du travail » taylorisé, parcellisé favorisa le début de la délocalisation industrielle vers l’Asie et de la précarisation de l’emploi en Occident. Le second facteur est celui des progrès constants de l’automation, de la numérisation des processus et de développement de l’économie de la connaissance et de l’information.  La révolution digitale n’a pas atteint dans un premier temps l’équilibre du système de distribution de la richesse produite à travers le travail salarié, du moins ces effets ont pu être amortis par des États nationaux s’appuyant sur un consensus social libéral ou social-démocrate. Mais les fondements du processus de création de valeur dans le travail ont été ébranlés par l’emprise du capitalisme financier qui a prévalu sur le capitalisme industriel à la faveur de la révolution numérique. Le rapport au revenu primaire par le travail s’est distendu en raison de la précarité de l’emploi, des taux de chômage supérieurs à 12% de la population active en France dans les années 90 à 2000. Les distinctions classiques entre les formes du travail, intellectuel, manuel, matériel, immatériel, productif, tertiaire… se sont estompées sous l’effet de la technologie numérique. Le travail dans sa composante majeure la plus enrichissante (motivation, rémunération) est devenu une combinaison complexe d’une activité intellectuelle de réflexion, de communication, de partage et d’élaboration des savoirs et d’outils cognitifs qui ont été acquis autant en amont (formation professionnelle) qu’en dehors des limites de l’entreprise et du temps de travail prescrit. Le travail salarié consacré directement à une activité de production durant l’horaire officiel de travail ne constitue plus qu’une fraction, et souvent la moins importante, du temps social de production de valeur ajoutée. On peut parler d’une productivité globale cognitive du sujet « au travail » tant dans l’application de sa capacité cognitive et communicationnelle du « travailleur » que du sujet « hors travail » durant son temps libre, lorsqu’il s’ouvre sur des activités de formation, d’auto-formation, de travail bénévole, caritatif, des communautés de partage et de production des savoirs qui s’insèrent ainsi dans les différentes activités humaines[9].

Un constat de défaut de redistribution de la richesse produite

Dans les années 1990 et 2000 pour les raisons même de développement technologique, et de réingénering des processus de travail, de la sous-traitance, de la délocalisation de l’emploi industriel puis tertiaire, l’emploi productif stable s’est raréfié. Des revenus salariaux instables issus d’emplois précaires sont devenus monnaie courante. La part d’emplois temporaires et de CDD en France est élevée (16.9 % en 2018[10]), ces derniers se caractérisant par une hausse marquée des contrats de très courte durée. Les revenus de ce type d’emploi ne suffisent plus à garantir un minimum vital d’existence pour certaines catégories, les moins formées ou aptes à l’économie digitale de l’information. On n’aborde plus la question sous l’angle de personnes qui pour différentes raisons (handicap, accidents de la vie…) ne seraient pas à même d’assurer économiquement leur autonomie d’existence par le travail, mais de pans entiers de population active et de catégories de travailleurs qui seraient condamnés à vivre en dessous du seuil de pauvreté.

En France, l’accroissement de la pauvreté structurelle concerne 14% de la population vivant sous le seuil de la pauvreté monétaire, soit près de 9 millions avec moins de 1026€ par mois, soit 1 million de plus qu’en 2005. Sous le seuil de pauvreté on trouve Des travailleurs précaires, des familles monoparentales, beaucoup de jeunes adultes, des agriculteurs, des personnes âgées vivent sous le seuil de pauvreté. Pour beaucoup d’entre eux, les plus âgés, travailleurs ou non, les moins éduqués et professionnellement qualifiés, il n’y a pas de chances d’amélioration de leur condition d’existence et de revenu primaire direct ou des aides sociales dans une économie dont l’accès leur est fermé.

Des hypothèses d’un revenu universel inconditionnel ou conditionnel, d’un revenu primaire ou de solidarité…

Si de tous bords on s’accorde sur les causes ou du moins sur les risques que constitue la misère de catégories sociales alors que la capitalisation financière a atteint des sommets, que les écarts de revenus s’accroissent, cela est bien la preuve qu’on ne reconnait plus au travail productif la capacité universelle de générer la contrepartie monétaire « juste » sous la forme d’un revenu d’existence digne à la hauteur de la richesse socialement produite.

Pour certains un revenu primaire minimum d’activité serait envisageable. Il aurait pour fonction de compléter un travail rémunéré par une aide financière. En cela il demeurerait conditionnel d’une activité professionnelle fut-elle précaire.

D’autres proposent une allocation unique regroupant l’ensemble des prestations sociales, un revenu minimum d’autonomie plus facile à administrer (en principe !) et plus facile d’accès aux ayants droit.

-D’autres préfèrent une amélioration immédiate et un ciblage réactualisé du dispositif RSA aux besoins des « nouvelles  » catégories les plus démunies pour des raisons sociales ou économiques, afin que les aides soient accessibles à tous ceux qui sont éligibles, et non plus à une partie d’entre eux ou de leur foyer en raison de critères d’obtention obsolètes ou inadaptés.

-D’autres proposent dans une approche plus vaste un système redistributif par l’impôt progressif sur la propriété et le revenu finançant l’État social, et une dotation universelle en capital qui ne soit pas soumise au bon vouloir administratif d’un état impécunieux ou aléas monétaires, mais inscrit dans la loi.

Cela signifie qu’il est temps de définir un nouveau pacte social. L’urgence part des constats précédents : modification de la fonction du travail, la précarité économique, institutionnalisation de la pauvreté. Ajoutons un sens aigu des dangers pour notre démocratie des mouvements erratiques de révolte qui nourrissent les discours démagogiques et les menées populistes.


[1] Thomas Piketty : Capital et idéologie, 2019 ; Chapitre égalité inachevée,  pp 575 et suivantes.

[2] Thomas Piketty ; Capital et idéologie, 2019

[3] Capitalisme et liberté, 1962

[4] Jacques le Goff : Le moyen-âge et l’argent, 2010

[5] Braudel : Civilisation matérielle, économie et capitalisme (xve et xviiie siècles), 1967

[6] Keynes : Perspectives économiques pour nos petits-enfants, 1930, dans « Sur l’économie et la monnaie ».

[7] Marx : Le Capital. Critique de l’économie politique, 1867-1894

[8] Thème développé par le philosophe contemporain André Gorz, défenseur d’un revenu garanti, notamment dans Misères du présent, Richesse du possible, 1997, Chapitre IV : Sortir de la société salariale.

[9] Voir les contributions sur le sujet des économistes Jean-Marie Monnier, Carlo Vercellone, notamment Le capitalisme cognitif, nouvelle forme de capitalisme ? https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00975108, de l’économiste Yann Moulier Boutang: L’Abeille et l’Économiste 2010.

[10] OCDE (2020), Emploi temporaire https://data.oecd.org/fr/emp/emploi-temporaire.htm

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