Sceau GODF
Mariane
Livre blanc

Citadelles et dérive urbaine

Respectable Loge, Freedom of Conscience, Orient de Londres, Région 14 Paris 4 et Loges d'Europe de l'Est

Mots Clefs : CitadellesDérive urbaineDurabilitéTélétravail

Ces citadelles qui nous régissent

Un article publié dans le journal Guardian en novembre 2019[1] évoque une problématique proche de la conception des « citadelles du 21ème siècle » décrite par le géographe français Christophe Guilluy[2]. En résumé, la désindustrialisation des dernières décennies, et la montée en puissance des services dématérialisés, ont favorisé le renforcement de pôles économiques et financiers : Londres, Paris, Milan… à la manière cités-états de l’Italie médiévale, à la différence qu’elles accaparent le quasi-monopole de l’activité économique nationale : en forçant toute nouvelle entreprise à s’y installer ; en obligeant toute nouvelle infrastructure à la servir ; en englobant le marché de l’emploi (si pas dans les faits, du moins dans la perception) … Vous cherchez à lancer une boîte financière au Royaume Uni ? Il vous faut une base dans la City de Londres. Vous êtes un jeune Italien cherchant sa voie professionnelle ? Trouvez-vous donc une collocation à Milan. Ces citadelles sont devenues réellement incontournables mais leur attraction génère des défis particuliers. En grandissant, les citadelles doivent aussi agrandir leurs infrastructures (transports, soins de santé, etc.). Cela s’est fait avec plus ou moins de succès. Malgré cela, cette évolution semble être largement prise pour acquise.

Les citadelles face aux crises du monde moderne

Les élites qui siègent dans les citadelles travaillent principalement dans les industries de service. Leur fonctionnement quotidien repose sur une classe ouvrière souvent précaire, mal payée et résidant en banlieues périphériques. Pour leur part, les élites forment une classe cosmopolite européenne qui profite de réseaux économiques et culturels généralement à tendance libérale. Ce libéralisme n’est pourtant qu’une apparence, car ses bénéfices sont en somme peu partagés en dehors de la citadelle. Ironiquement, le progressisme dont se targuent ces élites est souvent allié à un instinct prédateur guidé par le solutionisme (où la technologie apporte une réponse à tous les problèmes), et une certaine arrogance envers le reste du pays.

Déjà avant la pandémie, il allait de soi qu’un grand nombre d’entreprises présupposaient la présence physique des employés à leurs bureaux, y compris, paradoxalement, dans des secteurs comme l’informatique que l’on pourrait croire plus adaptés au travail à distance. C’est justement cette exigence de présence physique qui est à la base des citadelles superpuissantes. Elle mène ainsi au grandissement d’une classe aisée résidant aux centres-villes, haussant les loyers et repoussant progressivement les habitants vers des banlieues de plus en plus éloignées. Les employés font quotidiennement la navette entre leur domicile en banlieue et la citadelle. Mais ce schéma n’est pas invincible. Le 24 juin 2016, Londres, citadelle par excellence, est secouée par un séisme inattendu et incompréhensible : le Brexit. Certains y ont vu l’expression d’une vengeance envers les élites citadines. Soudain, quelque chose a cassé.

La pandémie du Covid-19 vint ensuite chambouler l’économie mondiale. Il nous faut soudain réinventer notre gestion du temps de travail, nos habitudes. Certains secteurs d’activité (notamment les transports) sont gravement touchés. D’autres secteurs, qualifiés de non-essentiels (par exemple la création artistique) risquent de subir des dommages à long terme. Néanmoins, une partie de l’économie résiste. Les services dits essentiels continuent à fonctionner. D’autres secteurs subissent en somme peu de perturbation. Un remède miracle prend le devant de la scène : le télétravail. Assistons-nous à une évolution dans notre relation au travail ? En viendrons-nous à repenser le rôle et la raison d’être de nos citadelles que nous prenions pour acquis ? Espérons qu’il s’agira moins de l’effondrement de nos capitales que d’une poussée plus optimiste vers une redéfinition plus sociétale de l’environnement professionnel et une libération de l’emprise des citadelles.

Tendances actuelles et remèdes

Progressivement, un débat s’instaure autour de deux phénomènes :

Le télétravail, comme mode de fonctionnement, devient encouragé par défaut.

Nous voyons de plus en plus des entreprises reconfigurer leurs activités pour permettre aux employés de travailler à distance. Ceci devient même une marque de fierté, un signe de flexibilité et de progrès. Certes, à l’échelle d’une entreprise, le télétravail offre plusieurs avantages, notamment en termes d’économies et de conciliation travail-vie privée (au moins pour ceux qui par chance disposent d’un espace de travail chez eux). Les bénéfices sont parfois aussi indirects, comme dans ces petits bleds de charme qui cherchent à s’agrandir en accueillant des citadins désireux d’une vie bucolique. Mais les conséquences sont catastrophiques pour les commerces des centres-villes qui voient leur clientèle disparaître. Bref, nous évoluons vers un nouveau mode de travail et de vie. Mais si un tel schéma peut paraître intéressant pour de grandes entreprises, son adoption est peut-être moins alléchante pour de plus petites entreprises, qui pourraient choisir de sous-traiter leurs activités vers des pays meilleur marché, ou bien forcer leurs employés à rester à proximité dans des conditions de vies peu désirables. La nouvelle liberté ne serait donc pas à portée de tous.

Le ralentissement que nous vivons sous Covid-19 nous fait questionner le rôle des citadelles.

Plutôt que de chercher à maintenir à tout prix le statu quo des citadelles, remettons-les en cause en inversant la logique : Ces pôles d’activité tout-puissants sont-ils réellement nécessaires et incontournables ? Les citadelles sont le produit d’un capitalisme axé sur la productivité à tout prix, souvent aux dépens de la qualité de vie. Ne pourrait-on pas repenser notre mode de travail, cette fois en fonction des travailleurs ? Aussi naïf qui puisse être notre raisonnement, nous y voyons toutefois une part de vérité. La remise en valeur des provinces délaissées pourrait constituer un projet positif à l’échelle de l’Europe. Il en résulterait une meilleure redistribution des richesses en dehors des citadelles et une réduction des disparités économiques entre elles et les provinces. Les politiques populistes se nourrissent justement de ces inégalités. Renforçons donc ces provinces en les rendant plus attrayantes, plus diversifiées, et plus prospères. Aujourd’hui, les mouvements populistes se présentent comme fers de lance contre les citadelles, une tendance inquiétante. La crise actuelle pourrait servir de catalyseur pour leur reprendre cette initiative et la recadrer dans un but plus positif et plus humaniste. La montée en puissance des citadelles n’est pas issue des technologies numériques grandissantes, mais du monopole d’un petit nombre d’investisseurs sur ces technologies qui s’est rendu indispensable pour la prestation des services d’états et de consommateurs. Le temps est peut-être venu de repenser cette dynamique et redonner force et vigueur aux provinces.

Actions proposées

Un grand nombre d’initiatives vise déjà à enrichir les localités de province, par exemple par l’organisation de festivals culinaires, littéraires, culturels, etc. De telles initiatives alimentent les industries locales et pourraient redonner de l’élan à cette renaissance. Il faudrait aussi combler le vide entre la « haute culture », souvent l’apanage des grandes villes, et la « culture du terroir » par le biais d’une culture d’entreprise ravivée. Un festival littéraire pourrait viser à rassembler non seulement des écrivains locaux mais également embrigader les grandes et petites entreprises dans un projet commun. Cette tâche pourrait être menée par trois piliers travaillant en étroite collaboration : les municipalités, les universités, et le secteur privé. En ce qui concerne notre système de soins de santé, la pandémie a démontré l’insuffisance d’un modèle commercial centralisé s’il n’est pas épaulé par un mécanisme de distribution égale des soins sur l’ensemble du territoire. L’économie de marché ne portent ses fruits que dans la transparence. Le philosophe et universitaire Luciano Floridi[3] préconise une union entre les technologies numériques et un environnement durable. Les citoyens veulent profiter de services de qualité, mais ils veulent également vivre dans un environnement vivable où les opportunités sont également distribuées. Nous voulons tous vivre dans une société juste, ordonnée et équitable. Ne laissons pas cette initiative aux populistes !

Redonnons leur importance et du dynamisme aux activités économiques, commerciales et culturelles des provinces. La pandémie nous oblige à reconfigurer notre manière de vivre, d’interagir et de travailler en exploitant les outils de communication numériques et d’interaction à distance. Ces moyens ouvrent de nouvelles possibilités pour recadrer cette évolution au profit des citoyens plutôt que des purs intérêts commerciaux. Lançons des initiatives, créons de nouveaux projets commerciaux et sociétaux en dehors des grands centres traditionnels. Trouvons les moyens d’en tirer profit pour le bien commun et pour le bénéfice de tous. Évitons de nous résigner à nouveau au monopole des citadelles.

[1] https://www.theguardian.com/cities/2019/nov/10/how-europes-cities-stole-continents-wealth

[2] La France périphérique

[3] https://medium.com/@lfloridi/the-future-after-the-coronavirus-in-250-words-5785c6107eee

A lire aussi

L’Univers du travail remis en question

Des situations très différentes révélées par le contexte de crise sanitaire : La crise sanitaire a provoqué un débat sur l’utilité sociale et le sens du travail si l’on se réfère aux travailleurs ne pouvant...

Lire la suite
Le citoyen, l'état, le monde

Basée sur les trois fondamentaux du Développement Durable que sont l’Environnement, le Social et l’économie, le télétravail répond-il à une démarche environnementale et comment doit-il être encadré pour préserver la vie privée des personnes concernées ?

Problématique et contexte La France vient de subir trois crises majeures coup sur coup : les gilets jaunes, la réforme des retraites et son corollaire de grèves en particulier les grèves de transport, la crise sanitaire...

Lire la suite
Economie

Généralisation du télétravail : Vers un réel changement de paradigme ? Et comment ?

Contexte Depuis les années 2000 et l’avènement des technologies numériques, le télétravail s’est développé avec la démocratisation des outils (Internet, téléphones et ordinateurs portables) pour répondre aux exigences de l’évolution du monde du travail. Si...

Lire la suite
Le citoyen, l'état, le monde