Sceau GODF
Mariane
Livre blanc

S’opposer à un état d’exception permanent

Respectable Loge, Sincérité Instruire et Construire, Orient de Bordeaux, Région 16 Sud-Ouest

Mots Clefs : État d’exceptionÉtat d’urgenceGaranties démocratiquesRéforme constitutionnelle

Récurrence des épisodes d’état d’urgence en France

Depuis les attentats de 2015, la France a vécu des épisodes répétés d’état d’urgence. Récurrence inquiétante car elle engage le régime d’état de droit vers un « état d’exception » permanent, notamment par transposition dans le droit commun de règles dérogatoires. Le discours développé par le pouvoir s’avère paradoxal : il s’agit de mesures justifiées par l’urgence, mais qui finissent par s’inscrire dans la longue durée. Peu à peu, la procédure d’exception prévaut sur et/ou s’insère à la loi et se substitue ainsi à l’organisation du politique.

Un statut législatif opportuniste

En France, l’état d’urgence est régi par la loi n° 55-38 de 1955, votée pour faire face à la survenance des «événements d’Algérie ». Il peut être déclaré, sur tout ou partie du territoire, dans deux hypothèses : « Soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public [par exemple, des actes terroristes], soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique [par exemple, une pandémie] ». À l’époque, les autorités françaises avaient eu recours à cette procédure inédite afin d’éviter que ces « évènements » soient traités comme un conflit armé, relevant de la procédure « d’état de siège », donc forcément prise en charge par l’autorité militaire. Par suite, l’état d’urgence a été proclamé à plusieurs reprises vis-à-vis de territoires outre-mer[1]. Par vocation temporaire, il a toujours été rapidement levé.

En 2005, c’est au tour de la métropole d’être placée sous ce régime d’état d’urgence pour mettre fin aux émeutes dans les banlieues parisiennes. À nouveau, après les attentats de 2015 à Paris, et le risque élevé de menace terroriste, il a été décrété sur tout le territoire de la République et prorogé à six reprises. Conséquence d’un recours devenu répété et systématique, on peut légitimement craindre que les mesures « exceptionnelles » prises dans ces circonstances n’intègrent purement et simplement le droit commun, hors garanties démocratiques qui devraient normalement s’imposer.

A fortiori, depuis qu’en 2001 les États membres européens ont défini une infraction comme terroriste lorsqu’elle « a pour but de contraindre indûment des pouvoirs publics ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque. » Qui plus est, dorénavant pour répondre à leurs obligations internationales, souvent impulsées par les États-Unis, les législations nationales anticipent les actes terroristes. Par exemple, tout mouvement social, dont le but est de contraindre le pouvoir à poser ou ne pas poser certains actes tout en ayant pour effet de gêner une partie de la population peut être incriminé vu l’étendue des interprétations possibles de la définition… Et le recours à l’état d’urgence peut être utilisé pour faire obstacle à des revendications sociales qualifiées de « violentes » ou ayant des « intentions violentes ».

En outre, notre Constitution de 1958 ne mentionne pas l’état d’urgence. N’y sont inscrites que deux situations exceptionnelles : l’état de siège (art. 36) et les pouvoirs exceptionnels du Président de la République (art. 16). Ce qui accorde de fait, dans les zones territoriales concernées par l’état d’urgence, une latitude immense à l’autorité administrative (préfet, ministre de l’Intérieur) vis-à-vis des mesures restrictives aux libertés publiques. À tel point que le citoyen doit être prêt à suspendre, voire renoncer à ses libertés concrètes, à consentir au démantèlement de ses garanties démocratiques afin de maintenir un ordre décrété hors de lui.

En France, à plusieurs reprises, alléguant de la sécurité et de l’ordre publics, les règles fondamentales de la légalité républicaine ont été enfreintes au détriment de l’intégrité des personnes. Ont été mises en œuvre : les restrictions à la liberté d’aller et de venir, l’assignation à résidence, la dissolution d’associations ou de groupements, les restrictions à la liberté de réunion et de manifestation, la remise d’armes et munitions détenues ou acquises légalement, le droit de réquisition de personnes et de biens, les perquisitions administratives de jour et de nuit, le contrôle des services de communication en ligne.

De quelles garanties démocratiques disposons-nous réellement ?

Depuis 2015, tout au long de l’application de l’état d’urgence, le Conseil constitutionnel a été sollicité pour juger de la conformité de plusieurs mesures prises en vertu de la loi de 1955 via plusieurs questions prioritaires de constitutionnalité (QPC). Il a validé les restrictions de liberté de réunion. Il a déclaré conforme à la Constitution le régime des assignations à résidence, censurant uniquement certaines dispositions touchant aux conditions de leur prolongation. Le régime des perquisitions a été validé sur certains points, mais déclaré non conforme quant aux conditions de collecte et de saisie de données informatiques… Toutes ces décisions, souvent favorables au régime d’exception, soulèvent interrogations et critiques face aux pouvoir et à l’arbitraire administratifs.

Dans le cadre d’une société démocratique, outre le droit de regard sur la transposition des mesures dérogatoires au doit commun, devraient exister des mécanismes de protection de droit commun et des règles d’organisation de la dérogation aux libertés, tant au niveau constitutionnel que législatif : contrôle constitutionnel, saisine du juge administratif et/ou intervention du juge judiciaire.

On notera que les conventions internationales et supranationales relatives aux Droits de l’Homme contiennent des stipulations de dérogation aux libertés en période de troubles et que la plupart des constitutions modernes comportent des dispositions relatives aux régimes de crise.

À quand une Constitution républicaine et démocratique pour les citoyens français ?

Le GODF ne pourrait-il pas se joindre aux voix, déjà nombreuses, qui proposent d’inscrire ce régime d’urgence dans la Constitution et dans une loi votée par les représentants des citoyens ?

Par la même occasion, il pourrait aussi rejoindre les rangs de tous ceux et celles qui demandent une réforme constitutionnelle qui tarde à voir le jour.


[1] En 1961, à nouveau, en Algérie ; en 1985 en Nouvelle-Calédonie ; en 1986 aux îles de Wallis-et-Futuna ; en 1987 en Polynésie française.

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