Sceau GODF
Mariane
Livre blanc

Les prises de décisions politiques sont parfois basées sur des idéologies néfastes ou bénéfiques et parfois basées sur des expertises scientifiques rationnelles ou discutables. Comment s’y retrouver ?

Respectable Loge, Intersection, Orient de Paris, Région 12 Paris 2

Mots Clefs : BiopouvoirFormation des élusGouvernement des expertsRôle des expertsTriomphe de la raison

   Après un long demi-siècle marqué par l’empreinte d’une hubris idéologique qui a conduit le continent au bord de l’abîme, la deuxième moitié du XXe siècle a consacré le triomphe de la raison dans la décision politique. Celle-ci s’est exprimée dans le refus des totalitarismes tout autant que dans la mise en œuvre d’une gestion publique pragmatique.

   La montée en puissance du rôle des experts dans la prise de décision politique a été déterminante dans ce processus. Économistes, hauts-fonctionnaires, sociologues, démographes soutenus par le développement des algorithmes, ont ouvert le champ des possibles. Sans conteste, leur contribution a été décisive dans ce mouvement de progrès économiques et sociaux. Un point d’équilibre a alors été atteint entre le principe de souveraineté du peuple, exprimé dans le fait démocratique, et le rôle de ce qu’il conviendra bientôt d’appeler la technostructure.

    Bien que bousculé depuis, à partir de la fin des Trente Glorieuses, avec des secousses liées aux politiques d’austérité, puis par la montée des populismes, le rôle des experts est devenu d’autant plus incontournable que l’action publique s’est diversifiée toute autant qu’elle s’est complexifiée.  

La légitimité des experts est questionnée

   Malgré leur fonction essentielle, leur légitimité est questionnée. La crise sanitaire actuelle met en exergue la place très étendue de l’expertise dans la prise de décision. Bien plus, sa nature singulière a conduit l’exécutif à intervenir dans des champs relevant habituellement de la science, un espace ordinairement dévolu aux spécialistes. Cette séquence a conduit le pouvoir à arbitrer, discriminer, sélectionner à l’aune de ce que la connaissance médicale permettait d’éclairer, sans que ces savoirs ne soient, au stade de la décision, rendus définitifs.

   Le pouvoir est redevenu ce qu’il avait apparemment cessé d’être depuis longtemps, c’est-à-dire un biopouvoir exerçant son autorité sur le vivant. Comme tout pouvoir de cet ordre, il n’a pu l’exercer que grâce aux paroles des hommes de sciences dont, paradoxalement, les divergences l’ont sans doute aidé à approcher des solutions les plus adaptées aux circonstances. Cette parole politique a donné du sens en rassemblant ce qui était épars, puis en sélectionnant ce qui était essentiel face à ce qui l’était moins. Si cette crise nous rappelle la fragilité de notre civilisation, elle a bousculé la hiérarchie habituelle des experts en replaçant ceux chargés de protéger le vivant au centre de la décision.    

Les contradictions du monde post-moderne

   Pour ces raisons, plus que jamais savoirs et pouvoirs, raison et idéologie, intérêt général et intérêts particuliers, décisions et responsabilité, expertise et fait démocratique cisèlent des altérités qui forment un corps politique où s’expriment toutes les contradictions du monde post-moderne. Et c’est peu dire qu’elles définissent le périmètre d’affrontements violents. 

   Des experts rendus incontournables dans un environnement complexe. Malgré toutes les réserves suscitées, à une époque où l’on glosait sur cette force impolitique que représente l’expert- à l’instar de la mythique « Synarchie » -, personne n’imagine sérieusement que le décideur d’aujourd’hui puisse s’affranchir d’un regard technique. Cette légitimité tient tout autant à l’utilité de cet outil mis à disposition du Pouvoir, en lui permettant d’anticiper, de construire une stratégie, tout autant qu’à la place de la méritocratie républicaine dans l’émergence de ce corps d’expertise ou à l’histoire qu’il a façonnée. En effet, si la technostructure a forgé sa réputation en accompagnant le développement de l’Europe contemporaine, par l’amélioration de l’efficacité des outils de production. En France, les experts, au travers de la haute-fonction publique – point de convergence du savoir et du pouvoir – ont porté l’aménagement du territoire ou permis la redistribution des richesses. Ceux-ci ont su créer les synergies indispensables entre les décideurs politiques et économiques afin de garantir un progrès social sans précédent. Cette expertise s’est faite prédiction réalisée avec les outils de planification ou en transformant la recherche fondamentale en projets industriels. Ces succès incontestables doivent autant aux experts qu’aux principes fondateurs de l’Occident libéral. L’émancipation du savoir face aux grandes universalités, la religion et la politique, ont été les clés de la libération de la pensée. Affranchie de l’idéologie, contrairement à la science soumise à la parole politique dans les régimes totalitaires, l’expertise est venue objectiver les prises de décision, réalisant le rêve du bon gouvernement des Saint-Simoniens.

   L’expertise passée au service de la main invisible d’un marché considéré comme un horizon indépassable ? Leur aura est telle que la remise en cause de l’État-Providence n’a pas affecté son rôle. Bien au contraire, l’expert aux ambitions démiurgiques a pu basculer dans le camp de la réforme de ce qu’il avait contribué à bâtir, sans que cette trajectoire erratique ne soit questionnée. Après avoir accompagné le mouvement historique de progrès social, les voici incitant à des réformes dont les conséquences sont vite devenues difficiles à supporter pour les populations exposées. C’est sans doute à l’aune de cette autre « grande transformation » qu’il faut interpréter la remise en cause de ce gouvernement des experts, proche des rêves cultivés par « X-Crise » ou James Burnham et ses « organisateurs ». 

   Un pouvoir sans visage qui suscite une forme de désarroi citoyen … Ce retour d’un débat déjà ancien exprime une forme de désarroi citoyen. La neutralité des experts ne masque-elle pas une forme de dessaisissement démocratique avec, en ombré, le retour de la vieille « loi d’airain des oligarchies » ? Le consensus autour des réformes ne constitue-il pas une forme de pensée unique ? Sans contester la pertinence de l’expertise, l’opinion interroge désormais son rôle en lui opposant le principe cardinal de la souveraineté exprimée dans et par le suffrage. Bien plus, cette question se fait soupçon. L’expert délivre-t-il seulement une vérité incontestable, ou exprime-t-il un corpus singulier opposé à l’intérêt général ?  Il lui est fait grief, à la différence d’un Nogaret, de ne pas être dépositaire de l’autorité mais d’incarner un savoir autonome qui influe sur la décision politique sans que la source de cette potestas ne soit connue.  Pouvoir sans visage, l’expert est suspecté de contourner le fait politique sans s’exposer au risque du suffrage, ou pire de signer la fin d’une longue histoire politique engagée depuis la Révolution en fermant les possibilités autrefois offertes aux décideurs           

   Face à la fragmentation des savoirs ou au consensus, quelle est désormais la liberté de choix des élus ? Si ces derniers se soumettent à une raison considérée comme objective- alors même qu’elle n’est parfois que le produit de son temps-, ne risquent-ils pas de s’éloigner de l’essence du politique ? En effet, la liberté est le propre du politique et cette soumission à une raison étrangère à la morale, toute scientifique soit cette raison, peut conduire dans des impasses comme celle où de Créon face à Antigone. L’équilibre reste précaire entre la liberté de choix que doit conserver l’acteur politique et cette exigence de prendre en compte la parole de l’expert. Il est à l’honneur de la République d’avoir refusé d’accorder trop d’importance à une parole sans mandat. En effet, un des fondements du pacte républicain est la responsabilité qui revient à celui qui est investi par un mandat contre l’irresponsabilité, apanage de l’expert qui sait, peut-être, sans décider. La politique est ce lieu qui fait converger pouvoir et savoir en vue de gérer au mieux la crise permanente de la cité au profit de ses administrés. C’est avec ironie que Clémenceau soulignait déjà : « La guerre ! C’est une chose trop grave pour la confier à des militaires ».  

    Que faire ?   L’époque se prête à l’impolitique avec la naissance d’un gouvernement des experts qui ne décident pas. La multiplication des instances de consultation masque mal leur rôle de dilution des responsabilités ou son enfermement dans des carcans idéologiques dont l’efficacité prête à discussion. Ces déterminants exigent de questionner la formation des élus qui doivent pouvoir arrêter leurs positions, éclairées par le regard du technicien, sans lui être soumis. Si les urgences du monde rendent nécessaires sa participation au débat, il appartient au décideur de conserver sa capacité d’arbitrage reposant sur les principes de la vieille morale républicaine, engageant ainsi librement et sereinement sa responsabilité.

   Toutefois, cette rénovation de la formation des élus doit s’accompagner de celle des processus de sélection des cadres des administrations qui assurent l’interface avec le champ politique. En effet, l’action publique repose sur un attelage politique-administration dont l’efficacité n’est assurée que si l’ensemble des acteurs partagent les mêmes valeurs de responsabilité et d’éthique. A ce titre, les savoirs sont indispensables, tout autant que les savoir-être. Il faut savoir cultiver des qualités, comme la curiosité, garantie contre le pêché de conformisme, mortifère comme l’a cruellement illustré la Collaboration, ou le courage d’affronter les certitudes pour mieux les questionner, rappelant à chacun que si les valeurs sont universelles, les savoirs, eux, restent précaires. 

Proposition phare : Former les élus et améliorer le processus de sélection des cadres de l’administration.

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