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Livre blanc

Pourquoi et comment prendre son temps ?

Respectable Loge, La Rose du Parfait Silence, Orient de Paris, Région 14 Paris 4 et Loges d'Europe de l'Est

Mots Clefs : Le temps

Le confinement a obligé chacun d’entre nous à réorganiser sa vie sociale, familiale et professionnelle, donc à revisiter son rapport personnel au temps qui passe. C’est pour les vieux proches de la perte d’autonomie ou de la mort que la période fut la plus dure, car ils se virent privés de dernières occasions de sorties ou de visites. Quand un feu donne ses dernières flammèches et que la tempête menace de l’éteindre pour toujours, a-t-il encore le loisir de prendre son temps ?

C’est que le temps n’est pas une réalité absolue mais une abstraction.

D’abord la notion du temps diffère selon les civilisations : la nôtre en a une perception linéaire, et par conséquent lui confère une valeur quasi marchande – l’on « perd du temps » ou bien l’on en « gagne » –, quand d’autres s’affranchissent de cette relation tendue au temps car ils en ont une vision cyclique, liée aux cycles de la terre et des saisons.

Par ailleurs, le temps peut être appréhendé individuellement ou, ainsi que l’explique le sociologue Norbert Elias, comme une puissante régulatrice des rapports sociaux. Les individus sont très inégaux face à l’enjeu de la maîtrise du temps et s’agissant du contenu du temps libre, ce constat renvoyant à la question sociale : disposer d’un temps libre de qualité et émancipateur, que ce soit pour s’amuser, aider autrui, se cultiver ou méditer, est un privilège.

Et puis, un court laps de temps peut apparaître interminable, tandis qu’une durée étendue peut être ressentie comme s’écoulant comme un éclair, et cette élasticité est même valable pour une personne donnée. Ainsi le temps passe-t-il différemment selon que l’on se situe dans un espace illimité ou dans un espace confiné, selon que l’on vit en société ou en Robinson : quand quelqu’un est enfermé seul pendant plusieurs jours sans repère pour mesurer les heures ni fenêtre pour distinguer le jour de la nuit, il perd très vite ce qu’on appelle communément « la notion du temps », se déconnectant du cycle cosmique et social de vingt-quatre heures pour se caler sur un tempo biologique personnel.

Avec le confinement, nous fûmes les cobayes d’une expérience analogue, qui nous a transformés en d’autres nous-mêmes, et fut plus violente pour ceux d’entre nous qui n’ont pas eu la chance de la traverser entourés de l’amour d’une famille idéale, dans une maison de campagne avec cheminée, jardin et vue sur la mer : quand on était seul, sans même un animal de compagnie, enterré vivant entre quatre murs, déprimé par le présent et angoissé par l’avenir, l’envie de « prendre son temps » a dû se dégrader en le sentiment de « perdre son temps ».

Il est certes difficile de faire la part des choses entre ces deux appréciations, qui sont affaire de jugement personnel. Les deux verbes d’ailleurs, « prendre » et « perdre », quasi-anagrammes, donnent aisément lieu à lapsus. Ce que certains mépriseront comme un relâchement dans la lutte inégale qui nous oppose à Chronos, les autres y verront sagesse et art de vivre ; ce que les premiers loueront comme de l’efficacité pour vivre davantage de péripéties, les seconds n’y liront qu’ineptie et vanité. Même vis-à-vis du travail maçonnique, nos réactions diffèrent : d’aucuns prônent la patience, vertu qui devrait nous permettre d’attendre stoïquement la décision administrative de réouverture des temples ; d’autres préconisent que nous ne lâchions pas les outils et que nous poursuivions nos travaux selon des formes inaccoutumées.

Blaise Pascal, dans De l’esprit géométrique et de l’Art de persuader, classe le concept de temps parmi les « mots primitifs », intuitivement connus de tous mais impossibles à cerner : « Le temps est de cette sorte. Qui pourra le définir ? Et pourquoi l’entreprendre, puisque tous les hommes conçoivent ce qu’on veut dire en parlant de temps, sans qu’on le désigne davantage ? » Les progrès de la physique fondamentale, au début du XXe siècle, avec la découverte de la relativité générale, permettront de commencer à résoudre par des équations ce problème que les mots des philosophes du temps passé n’avaient su qu’effleurer.

L’un de ces scientifiques pionniers de l’exploration des méandres mystérieux de l’espace-temps décrivait ainsi, en 1913, l’église gothique du village de son enfance fantasmée : « un édifice occupant, si l’on peut dire, un espace à quatre dimensions – la quatrième étant celle du Temps – déployant à travers les siècles son vaisseau qui, de travée en travée, de chapelle en chapelle, semblait vaincre et franchir, non pas seulement quelques mètres, mais des époques successives d’où il sortait victorieux ». Albert Einstein, perdu dans ses recherches sur le temps ? Nenni : Marcel Proust, À la Recherche du temps perdu.

Car les pyramides, les temples et les cathédrales d’antan sont autant d’allégories de la relativité du temps, en l’occurrence de la différence entre le temps d’un homme et le temps de l’humanité. D’abord, leurs ouvriers, nos ancêtres vénérés qui les bâtirent autrefois, qu’ils fussent maîtres, compagnons ou apprentis, n’avaient que faire de voir leur œuvre achevée de leur vivant : quoiqu’étant payés à la tâche, ils prenaient leur temps, visant à la perfection en se servant des outils et des techniques dont ils avaient hérité et qu’ils s’efforçaient d’améliorer pour leur usage propre ainsi que pour celui des générations à venir. Puis, une fois édifiés, ces monuments géniaux ont fait corps avec la terre et traversé les époques et les civilisations, en dépit des stigmates du temps, des blessures causées par le vent, l’eau et le feu du fait de la nature ou de l’homme, plus ou moins réparés et modifiés, souvent sans y perdre leur âme. Prenons le temps, à notre tour, de les visiter, de les contempler, de les comprendre, et pourquoi pas de les rénover en voyant plus loin qu’un ou deux minuscules quinquennats.

Ralentir l’écoulement dans le sablier, telle est la quête de L’Homme pressé de Paul Morand. Terrorisé par l’immobilisme, il fait de sa vie une succession de coups de tête, de coups de sang et de coups de poker, sans prendre le temps de profiter de ses succès pour en faire des bonheurs. « Cet homme si affranchi était crucifié sur deux aiguilles » : employer sa liberté pour chercher à gagner contre le temps conduit en définitive à devenir son esclave.

L’Homme pressé est victime de son époque : créature de l’entre-deux-guerres traumatisée par la barbarie de la Première et pressentant que la Seconde sera pire encore, il vit ses « années folles ». Puisque nos dirigeants n’ont pas hésité à ressortir le lexique guerrier pour jouer les Clemenceau ou les de Gaulle, filons donc la métaphore : après la drôle de guerre, la blitzkrieg, la guerre de tranchées, la mobilisation de l’arrière et la libération, aurons-nous droit à nos années folles, ou tout au moins à quelques journées folles ? Au contraire, terrassés par un syndrome post-traumatique, renoncerons-nous à tout espoir de jouissance terrestre et trouverons-nous le salut en nous réfugiant dans une vie intérieure indifférente à l’air du temps ? Bref, aurons-nous appris à bien employer le peu de temps qui nous est donné, en fonction du caractère et des aspirations qui nous sont propres ? « Le regret qu’ont les hommes du mauvais emploi du temps qu’ils ont déjà vécu ne les conduit pas toujours à faire meilleur usage de celui qui leur reste à vivre », écrit La Bruyère dans ses Caractères.

L’historien François Hartog, dans un article intitulé « Trouble dans le présentisme : le temps du Covid-19 », évoque un bouleversement des temporalités du quotidien qui nous plonge dans une contradiction : celle entre, d’une part, l’aspiration au loisir de prendre son temps et, d’autre part, l’immédiateté liée à l’inévitable extension du numérique, qui engloutit le temps.

Le confinement – auquel, d’une certaine façon, les francs-maçons sont habitués lorsqu’ils œuvrent sub rosa –, a permis à l’individu d’échapper un temps à la submersion sous des opportunités de relations sociales qu’il a du mal à hiérarchiser ou à des injonctions de consommation de biens et services inutiles, façonnées par le marketing ; en outre, il a questionné la dictature du court-termisme, néfaste pour l’épanouissement social de l’homme comme pour l’avenir de la planète sur laquelle il vit. Le déconfinement doit être l’occasion de prendre conscience que l’amélioration des droits collectifs et des services publics est indispensable pour que les citoyens puissent disposer d’un temps de vie de qualité.

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