Sceau GODF
Mariane
Livre blanc

Pourquoi et comment prendre son temps ?

Respectable Loge, Intersection, Orient de Paris, Région 12 Paris 2

Mots Clefs : Dépassement de la vision instrumentale de l’hommeDéveloppement des loisirs et des sportsDroit à la paresse

Naguère, « le droit à la paresse » semblait constituer une réponse révolutionnaire à l’accablement de la classe ouvrière et des couches populaires pendant la première étape de la révolution industrielle. Au cours du XXe siècle, le gonflement des classes moyennes s’est accompagné de l’aspiration à la civilisation des loisirs. Or, la révolution néolibérale des années quatre-vingt a remis en question des conquêtes sociales censées définitivement acquises. Cette régression sociétale pourrait compromette le basculement anthropologique accompagnant la pax americana de l’après-guerre.

Une vision progressiste de l’humanité

Le Droit à la paresse – Le « Droit à la Paresse », œuvre de Paul Lafargue, gendre de Karl Marx, fut éditée en 1880 et publié en feuilletons dans le journal de Jules Guesde, L’Égalité. L’ouvrage précède de quelques années la fondation de la Deuxième Internationale, en 1889, lors du Congrès de Paris. La question du temps de travail dans les usines se trouvait à l’avant-scène des préoccupations sociales de l’époque, avec l’émergence d’un prolétariat misérable concentré dans les villes, autour des nouveaux métiers de la seconde révolution industrielle. En contrepoint du temps de travail, le droit au repos était alors perçu, à juste raison, comme celui de la réparation de la peine physique.

Au cours de la première moitié du XXe siècle, le temps du repos a évolué vers celui des loisirs au sein de la sphère occidentale. Ministre du Front Populaire, Léo Lagrange s’est investi dans le développement des loisirs et des sports, au moment où la Chambre des Députés votait une loi en faveur de l’instauration de deux semaines de congés payés, au printemps de 1936.

Dans les années cinquante, la pax americana confirme cette mutation anthropologique consistant à développer une nouvelle civilisation des loisirs dans la sphère occidentale. En mai-juin 1981, la majorité politique progressiste, issue de l’élan populaire qui avait assuré la victoire de François Mitterrand, instaure un Ministère du Temps Libre confié au leader de la Fédération de l’Éducation Nationale, André Henry.

Dépasser la vision instrumentale de l’homme – Prendre son temps, c’est donc s’inscrire dans un mouvement qui refuse de réduire l’homme au temps de travail nécessaire à la vie en collectivité et au progrès de la civilisation. A défaut de perdre son temps – si tant est que la déconnexion puisse avoir ses vertus[1] – prendre son temps, c’est donc consacrer une partie de sa vie à dépasser la dimension instrumentale dans laquelle l’homme pourrait s’enfermer, pour atteindre celui d’une humanité élargie, désireuse de voyager, de se cultiver, d’apprendre d’autres langues et surtout, de réfléchir au monde de demain en sortant des sentiers battus. Dans les années soixante, au cœur des Trente Glorieuses, la civilisation des loisirs était à l’honneur. Il faut désormais la réinventer après une longue période d’éclipse provoquée par la contre-révolution néo-libérale.

Prendre son temps, c’est donc se trouver en capacité d’apporter sa pierre à la construction du monde de demain ou du « jour d’après », pour reprendre une expression souvent entendue pendant la période du premier confinement. En rejoignant ici la thématique de l’utopie constructive mise en avant par la rédaction du Livre blanc de notre obédience, nous pensons avoir répondu partiellement à la première partie de la question posée : « pourquoi prendre son temps ? »

Une question qui concerne à la fois les décideurs politiques et les dirigeants       économiques

Une question intime et personnelle pour commencer… – En première analyse, le « comment prendre son temps » est une question intime et personnelle si l’on ne veut pas réduire l’homme à un modèle préfabriqué. « Si tu diffères de moi, loin de me léser, tu m’enrichis » ; cette très belle citation d’Antoine de Saint-Exupéry[2] nous montre à quel point la variété des comportements humains, des projets de vie, des langues et des civilisations qui les supportent, sont importants pour l’avenir d’une humanité épanouie. Aucun modèle ne peut être proposé ; chacun œuvre pour tailler sa propre pierre et atteindre la vie bonne des philosophes ou bien encore l’épanouissement du parfait maçon libre sur le plan initiatique. Mais s’il n’existe pas de modèle individuel, il incombe à la société de créer les conditions de ce temps précieux qui n’est pas exclusivement celui du travail. De quelle manière ?

Une responsabilité qui incombe pour partie à la puissance publique – La révolution conservatrice d’essence néolibérale qui s’est développée dans le monde, depuis les années quatre-vingt, est revenue sur un certain nombre de conquêtes sociales censées être définitives. Il s’agit de la durée hebdomadaire du travail et de l’âge du départ à la retraite. La question de la durée du travail a été au cœur des combats politiques depuis longtemps. Le gouvernement de Vichy a reproché au gouvernement du Front Populaire d’avoir réduit la durée hebdomadaire du temps de travail et d’avoir ainsi contribué à la défaite militaire de la France en 1940. Cette thèse réactionnaire a été largement développée au procès de Riom intenté contre les dirigeants de la Troisième République. Plus récemment, en 2007, Nicolas Sarkozy s’est inscrit dans l’opposition frontale aux trente-cinq heures décidées par le gouvernement de Lionel Jospin.

L’âge du départ à la retraite est également au cœur des mêmes combats idéologiques. Alors que le départ à la retraite à soixante ans constituait une mesure progressiste mise en œuvre en France, en 1981, les dirigeants de l’Union Européenne et les dirigeants français proches des milieux patronaux sont revenus progressivement sur cette mesure, au motif de combler le déficit des Caisses de Retraite. Or la réduction du chômage de masse passe à la fois par la réduction du temps hebdomadaire de travail et celle de la durée des carrières pour l’ensemble des salariés. Le développement des forces productives le permet, à condition de se dégager du capitalisme financier qui exerce une pression permanente sur les salariés au profit des actionnaires. 

    Les vertus d’une nouvelle organisation du travail

Ce que nous venons d’apprendre de la crise sanitaire, c’est que de nouvelles formes d’organisation du travail peuvent rapidement voir le jour. S’il faut prendre son temps, au sens de prendre du temps libre après le travail, il est possible de le prendre également pendant la durée du travail. Le succès du télétravail a démontré ici que de nouvelles formes d’activités pouvaient voir le jour, plus respectueuses des rythmes individuels, sans que la qualité du travail en pâtisse. L’ère des cadences infernales et du travail à la chaîne est dépassée depuis longtemps.

Les chaînes de fabrication ayant été automatisées au tournant des années soixante-dix, il est remarquable de constater que les postes de travail font appel aujourd’hui à la démarche-qualité, qualité des produits mais aussi et en même temps, qualité du travail destiné à produire des biens de qualité dans le même temps. Prendre son temps dans les nouvelles formes d’organisation du travail, c’est donc assurer la compétitivité d’une production de qualité dans un marché concurrentiel à l’échelle planétaire.

En revanche, la question du temps passé ou perdu dans les transports entre le lieu de résidence et le lieu de travail est toujours d’actualité. Or, prendre son temps, c’est aussi et en même temps disposer davantage de temps, en réduisant l’amplitude des mouvements pendulaires. Si la puissance publique se doit de mettre en œuvre une législation adaptée de nature à réduire le temps de travail et celle des carrières individuelles, il revient aux entreprises et aux cadres qui les dirigent, d’inventer de nouvelles formes de localisation et d’organisation des activités industrielles ou de service de nature à respecter le temps libre destiné à prendre son temps… Dans ce domaine, comme en bien d’autres, le champ de l’utopie constructive est largement ouvert pour réduite la distance entre l’habitat et le travail.

Encore faut-il considérer qu’il ne s’agit pas vraiment d’une utopie car c’est en fait une vieille histoire… ! Au cours du XIXe siècle, les Saint-Simoniens puis les militants du catholicisme social fidèles aux thèses d’Albert de Mun et de Marc Sangnier ont considéré que le logement ouvrier constituait un sujet central pour améliorer les conditions de vie de la classe ouvrière. Les cités ouvrières, suivies plus tard les immeubles à loyer modéré ou HBM (habitation à bon marché) de la ceinture ouvrière de Paris ont été une réponse pertinente au problème posé, pendant que se développait un réseau de transports collectifs destiné à relier les lieux de sommeil aux sites de production industrielle. Si datée soit-elle, cette vision des choses démontre qu’il est possible de les repenser en les adaptant aux exigences du présent.

De plus en plus exigeante et pointue, l’organisation du travail demande un niveau de qualification de plus en plus élevé à tel point que l’OCDE encourage fortement les pays de la sphère occidentale à augmenter la durée de la scolarité et le niveau de qualification des générations en âge de formation. La rapidité des évolutions technologiques portées à une vitesse sidérale depuis la révolution numérique de la fin du XXe siècle exige en même temps une adaptabilité de plus en plus grande des travailleurs manuels et intellectuels. La question de la formation tout au long de la vie se trouve posée à travers l’organisation de la formation continue confiée initialement aux organismes consulaires, à l’Education nationale à travers le réseau des GRETA, et à la formation professionnelle par le biais de l’AFPA. L’acte iii de la décentralisation a confié des responsabilités accrues aux régions, en charge désormais de la mise en œuvre de la politique économique à l’échelle de leur territoire. Prendre son temps, c’est donc également se donner le temps de la formation tout au long de la vie nécessaire pour éviter le déclassement social.

Perdre son temps ou prendre son temps… ? La messe est dite… On peut le perdre pour rêver en aspirant au droit à la paresse. Il est également permis de poser la question de l’organisation du temps de travail, de son organisation et celle du logement qui confine au retour d’une authentique planification dans l’organisation de l’espace au lieu et place de la concurrence entre les territoires privilégiés par les néo-libéraux. Il apparaît tout aussi capital que le temps libéré par de nouvelles formes d’organisation et de localisation des activités, se traduise par le développement de la formation tout au long de la vie rendue nécessaire par la rapidité des bouleversements qui affectent sans cesse les processus de fabrication. En d’autres termes, prendre son temps, c’est entrer dans une organisation sociétale nouvelle privilégiant l’épanouissement individuel et l’intelligence humaine. 

Proposition phare : réinventer une vision progressiste du développement individuel et de l’avenir de l’humanité.


[1] Elle figure explicitement à l’article 55 de la loi no 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, dite « loi Travail » ou « loi El Khomri »,

[2] Antoine de SAINT-EXUPERY, Le Petit Prince, 1942

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